En ce début de XXIe siècle, rien n'est plus très loin de chez soi, du moins dans l'imaginaire mondialisé qui est le nôtre. Il est devenu tout à fait naturel, -pour ceux qui peuvent se le payer, reconnaissons-le-, de considérer la planète entière comme son arrière-cours, comme la proche banlieue. Pour beaucoup, le discours de revendication identitaire des années soixante n'est tout simplement plus pertinent, à une époque où il est devenu naturel de faire preuve de porosité culturelle, de parler plusieurs langues plutôt qu'une, d'échanger au quotidien avec des amis d'un peu partout dans le monde et de créer ensemble à partir de référents disparates, culturellement riches et de plus en plus métissés à force de se tisser les uns aux autres.
Parfois alourdies par de multiples avatars, nos identités physiques et virtuelles se décuplent également, nous offrant ainsi la chance de vivre parfois des expériences fascinantes. À bien y penser, alors que les frontières imaginaires des baby boomers se sont dissoutes dans la mondialisation culturelle des X et des Y, nos voyages et nos découvertes aussi ont changé. Non seulement le temps et l'espace fondent-ils jusqu'à disparaître mais il arrive aussi que le présent se dissolve dans le passé. Ou l'inverse.
Plutôt cette année, j'ai eu la chance de retourner quelques temps en Scandinavie, où j'avais vécu il y a bien des années. Tout juste débarquée à Copenhague, quelle ne fut pas ma surprise de m'entendre recommencer à parler danois, alors que cette compétence était devenue depuis longtemps une simple curiosité de salon, n'ayant jamais l'occasion de la pratiquer. Autour de moi, le danois c'est du chinois et, si la tendance se maintient, mes enfants parleront mandarin bien avant de penser à apprendre à parler danois.
Quelle découverte je fis en m'entendant faire des exploits d'expression sans savoir que j'en avais la capacité. Je savais bien que j'avais appris la langue, que je l'avais pratiquée pendant plus de deux ans mais je n'avais aucune idée que, comme le vélo, ça ne s'oublie pas. J'étais persuadée de pouvoir, au plus, reconnaitre le vélo, jamais je n'aurais cru que je saurais remonter sur l'engin et le faire avancer... Sans volontarisme aucun, les mots, les expressions, les tournures de phrases et les modulations et les tics de langage revenaient pourtant un à un, au besoin, parce que la situation s'y prêtait.
J'en était soufflée. Comment diable mon cerveau avait-il pu m'en cacher autant ? Ces bulles de mémoire me surprenaient chaque jour un peu plus, au point où j'ai même fini par acheter l'œuvre poétique complète de Tove Ditlevsen pour pouvoir la lire dans le texte.
Je n'en revenais pas moi-même. Quelle expérience extraordinaire que le mystère de la réminiscence. D'où venait cette posture, toute entière tournée vers le présent, qui puisait simultanément à un passé datant de plus de 30 ans ?! Remontant à la surface une à une, ces bulles de vocabulaire, de culture, de sensations, pétillaient dans la tête et dans le cœur avec bonheur.
On ne sait pas que l'on sait, faudrait-il en conclure. Pour être plus précis, il faudrait aussi ajouter que l'on commence seulement à s'en apercevoir quand le contexte tout à coup s'y prête, que la situation l'impose, et qu'il devient pertinent de mobiliser ces connaissances si bien enfouies qu'elles se sont presqu'entièrement desséchées, au fil du temps. Du moins le croit-on... En fait, elles sont tapies et n'attendent que le bon moment pour ressurgir.
Ça donne envie de se scruter à la loupe, de poser un miroir devant soi et de regarder intensément. Autrement dit, une telle expérience déclenche la curiosité qu'il faut pour faire de la recherche à la 1e personne sur l'univers sensible de la mémoire, entre passé et présent, entre ici et là-bas, entre l'autre que je suis et moi-même.
C'est un beau programme de recherche, ne trouvez-vous pas ?
dimanche 30 août 2009
L'étrange légèreté des bulles de mémoire
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