dimanche 6 juin 2010

Jouer sa vie au Lego


Quand je regarde les yeux fatigués de Noam Chomsky, quand je lis ce faux article si réussi sur son épuisement, et quand je découvre dans le supplément du Monde littéraire son inutilité politique, du moins aux yeux de la classe scientifique française, je me dis que j'ai malgré tout eu la chance d'explorer pendant trois ans les arcanes de sa théorie générative et transformationnelle, celle qui a révolutionné notre compréhension de la linguistique. Subitement, au tournant des années 80, il ne s'agissait plus uniquement d'étudier le phénomènes d'apprentissage des langues mais d'étudier l'univers de la création langagière, issu de chaque être humain, devenu soudain générateur. Quelques années après, les sciences cognitives ont pris leur essor.

Je me dis que même si tout cela peut aujourd'hui sembler dérisoire, has been ou inutile, j'aurai fait les efforts de la découverte et de la compréhension, j'en aurai ressenti du plaisir et j'en aurai vécu les fulgurances. C'est le tissu de l'expérience, le sentiment physique d'être en train d'apprendre en étant traversé et transformé à chaque seconde. Ces subtils changements de la structure cognitive qui creuse de nouveaux sillons en connectant les synapses ne sont pas toujours perceptibles. Ils le deviennent quand on explique à quelqu'un d'autre et que, oh surprise, on découvre alors soi-même que l'on savait. On n'aura pas vu le processus mais on en constate le résultat : l'apprentissage.

Mes années chomskiennes sont loin derrière. Les poussières de vécu ont succombé en strates de présent qui s'accumulent au fil du temps. On finit par perdre de vue le sens que chaque événement, la portée que chaque révélation a pu avoir à l'époque. Il faut se les raconter de nouveau pour que l'histoire s'actualise, qu'elle se recompose, bloc par bloc, en formant des sculptures mouvantes, changeantes, qui ressemblent à ce que nous croyons que nous sommes. Quand le récit nous apparaît tout à coup en décalage avec nous-même, on se remet à réorganiser les blocs, on en ajoute, on les réagence et on actualise la sculpture de nous-même.

C'est un jeu sans fin et les formes sont infinies, il suffit d'oser les créer. En fait, nous jouons toujours notre vie. Nous l'avons simplement oublié.