Dans la chrysalide du processus de transformation du regard, alors qu'une personne devient un chercheur, les doutes et les angoisses mobilisent souvent l'énergie au détriment du travail en cours. La réflexion, la prise de recul, le questionnement et les découvertes sont parfois occultés, immobilisés par la crainte de ne pas faire les choses comme il faut. La peur de ne pas savoir adopter le bon discours, de ne pas réussir à argumenter avec solidité, de passer pour un imposteur ou encore un touriste de la recherche, qui n'a pas encore bien saisi les raisons de sa propre présence... Cette chape de plomb dissout toute créativité et l'énergie à mobiliser pour contrer ce lourd poids de l'académisme a souvent raison des meilleures intentions et des plus belles passions. Le secret réside-t-il dans le fait de réussir à se conformer pour être confirmé ? Quelle est cette fameuse identité du chercheur ? Comment et à quel prix se constitue-t-elle ? Dans l'extrait suivant, Howard Becker évoque le douloureux passage dans la chrysalide en montrant qu'on retrouve ensuite une liberté qu'on aurait pu croire disparue pour toujours. L'article ouvre également sur de nombreuses pistes intéressantes qui sont autant de possibilités de se reconstituer - de retrouver une identité de chercheur moins conformiste, moins mainstream, moins caricaturale, plus personnel, vibrant et engagé. Heureusement."La situation dans laquelle se trouve un étudiant qui écrit son travail de fin d’étude est tout à fait particulière. Cela n’arrive pas souvent et à partir du moment où il l’a écrit, il ne le refera plus jamais. Cela ne permet pas vraiment d’apprendre le travail de rédaction en sciences sociales car c’est l’unique fois dans leur vie où seules trois ou quatre personnes auront l’autorité complète de le juger. Cela n’arrive plus jamais ensuite. Dès que l’on cesse d’être étudiant et que l’on devient sociologue ou anthropologue "
en activité", on diffuse son travail et, comme on dit en anglais, on l’adresse «
to whom it may concern » (à ceux qui pourraient être concernés), c’est-à-dire à toute personne susceptible de le sélectionner et de le lire. C’est une situation complètement différente. Le pire lorsqu’on est étudiant, c’est d’apprendre des manières d’écrire et de construire des arguments qui sont parfaites, mais uniquement dans cette situation bien précise. C’est ce que je veux dire lorsque je dis que «
chaque façon de faire est parfaite pour quelque chose de bien précis ». La manière dont les étudiants écrivent est parfaite pour la situation autoritaire et inégale dans laquelle ils se trouvent. Mais une fois qu’ils sont entrés dans le monde des sciences sociales, ils s’adressent à tout le monde, à tous ceux qui voudront bien les lire maintenant, dans cinquante ans, ou dans cent ans."