dimanche 30 août 2009

L'étrange légèreté des bulles de mémoire

En ce début de XXIe siècle, rien n'est plus très loin de chez soi, du moins dans l'imaginaire mondialisé qui est le nôtre. Il est devenu tout à fait naturel, -pour ceux qui peuvent se le payer, reconnaissons-le-, de considérer la planète entière comme son arrière-cours, comme la proche banlieue. Pour beaucoup, le discours de revendication identitaire des années soixante n'est tout simplement plus pertinent, à une époque où il est devenu naturel de faire preuve de porosité culturelle, de parler plusieurs langues plutôt qu'une, d'échanger au quotidien avec des amis d'un peu partout dans le monde et de créer ensemble à partir de référents disparates, culturellement riches et de plus en plus métissés à force de se tisser les uns aux autres.

Parfois alourdies par de multiples avatars, nos identités physiques et virtuelles se décuplent également, nous offrant ainsi la chance de vivre parfois des expériences fascinantes. À bien y penser, alors que les frontières imaginaires des baby boomers se sont dissoutes dans la mondialisation culturelle des X et des Y, nos voyages et nos découvertes aussi ont changé. Non seulement le temps et l'espace fondent-ils jusqu'à disparaître mais il arrive aussi que le présent se dissolve dans le passé. Ou l'inverse.

Plutôt cette année, j'ai eu la chance de retourner quelques temps en Scandinavie, où j'avais vécu il y a bien des années. Tout juste débarquée à Copenhague, quelle ne fut pas ma surprise de m'entendre recommencer à parler danois, alors que cette compétence était devenue depuis longtemps une simple curiosité de salon, n'ayant jamais l'occasion de la pratiquer. Autour de moi, le danois c'est du chinois et, si la tendance se maintient, mes enfants parleront mandarin bien avant de penser à apprendre à parler danois.

Quelle découverte je fis en m'entendant faire des exploits d'expression sans savoir que j'en avais la capacité. Je savais bien que j'avais appris la langue, que je l'avais pratiquée pendant plus de deux ans mais je n'avais aucune idée que, comme le vélo, ça ne s'oublie pas. J'étais persuadée de pouvoir, au plus, reconnaitre le vélo, jamais je n'aurais cru que je saurais remonter sur l'engin et le faire avancer... Sans volontarisme aucun, les mots, les expressions, les tournures de phrases et les modulations et les tics de langage revenaient pourtant un à un, au besoin, parce que la situation s'y prêtait.

J'en était soufflée. Comment diable mon cerveau avait-il pu m'en cacher autant ? Ces bulles de mémoire me surprenaient chaque jour un peu plus, au point où j'ai même fini par acheter l'œuvre poétique complète de Tove Ditlevsen pour pouvoir la lire dans le texte.

Je n'en revenais pas moi-même. Quelle expérience extraordinaire que le mystère de la réminiscence. D'où venait cette posture, toute entière tournée vers le présent, qui puisait simultanément à un passé datant de plus de 30 ans ?! Remontant à la surface une à une, ces bulles de vocabulaire, de culture, de sensations, pétillaient dans la tête et dans le cœur avec bonheur.

On ne sait pas que l'on sait, faudrait-il en conclure. Pour être plus précis, il faudrait aussi ajouter que l'on commence seulement à s'en apercevoir quand le contexte tout à coup s'y prête, que la situation l'impose, et qu'il devient pertinent de mobiliser ces connaissances si bien enfouies qu'elles se sont presqu'entièrement desséchées, au fil du temps. Du moins le croit-on... En fait, elles sont tapies et n'attendent que le bon moment pour ressurgir.

Ça donne envie de se scruter à la loupe, de poser un miroir devant soi et de regarder intensément. Autrement dit, une telle expérience déclenche la curiosité qu'il faut pour faire de la recherche à la 1e personne sur l'univers sensible de la mémoire, entre passé et présent, entre ici et là-bas, entre l'autre que je suis et moi-même.

C'est un beau programme de recherche, ne trouvez-vous pas ?

mercredi 26 août 2009

Le baume de la vacuité


Il y avait environ 24 mois que le cerveau turbinait sans relâche. Alors, sans surprise, avec toute l'inertie qu'on connaît aux gros paquebots, quand il s'est agit de stopper les machines, une fois les pieds dans la sable, ce ne fut pas de tout repos. Quel est ce délire, me direz-vous ? Quand on prend des vacances, on s'en réjouit, point. Pas la peine d'en rajouter. Les autres aussi ont droit à un peu de silence, après tout.

Vous n'y êtes pas du tout. En fait, j'ai vécu une expérience fascinante : celle du cerveau qui a oublié la manœuvre de freinage, qui ne retrouve plus la mise au neutre. Un cerveau qui est tellement encombré par le rythme infernal de la pensée -n'importe laquelle, d'ailleurs, ici pas de discrimination ni de contrôle qualité- qu'il roule en continu, générant ses propres tics. Ce cerveau-là devient un cerveau lent, qui s'ignore. Une part de vivant qui met à risque tout le reste, cet autre qui ne cherche que l'immobilité, le silence et le vide du repos.

Fascinante expérience car j'ai pu l'observer tenter de se mettre à off sur mes ordres. Les circonstances étaient favorables : il s'agissait de lâcher prise et non de performer. Aussi cool qu'il puisse paraître, le projet fut pourtant bien fastidieux à réaliser. Ça lui aura bien pris trois semaines, à ce cerveau en cavale, pour se calmer un peu. Trois semaines d'entraînement au vide. Au rien. Au fait de se guérir en stoppant toute activité intentionnelle autre que la base du minimum : manger, dormir et se reposer.

Quelle découverte et quel constat décapant : il aura fallu s'entraîner pendant trois semaines pour arriver à rester simplement assis dans le sable à regarder le ciel sans intention, sans agacement et sans nervosité soudaine. Mon cheval sauvage intérieur repartait au grand galop chaque fois que j'avais oublié de ne penser à rien. Chaque fois que je glissais de nouveau dans le machinal, l'automatisme, la non conscience et la non présence. Quel labeur que de retrouver un état à peu près contemplatif !

Quand ce vide très riche a finalement réussi à occuper l'espace très appauvri de ce cerveau encombré par deux ans de pression, une sorte de plénitude très douce et sereine a fini par poindre, pendant des instants de plus en plus longs. Souvent, il ne se passait rien. Et puis parfois, mon esprit s'arrêtait un instant sur un bleu profond, très haut au dessus de la dune, ou encore j'entendais avec ravissement le son soyeux du sable sous les pieds. Quelle paix. Quand on arrive là, il reste peu de mots pour expliquer les choses. D'ailleurs, c'est l'envie elle-même d'expliquer qui n'existe presque plus.

Cet exercice salutaire mené quotidiennement a simplement permis de faire de l'espace, de faire un ménage intérieur pour redonner à la pensée la possibilité de se déployer de nouveau. Il a été curatif, tel un baume sur une plaie à vif.

J'ai pensé souvent, pendant cette parenthèse quasi médicinale, aux sournoises infiltrations du stress et à ce qu'elles provoquent chez les humains qui ne réussissent plus à s'arrêter. Quand ils ne savent plus stopper la machine, c'est l'impasse. Une impasse mortelle, parfois. Qu'importe alors la prochaine promotion, l'augmentation de salaire, les résultats et les défis de performance. Le fait qu'ils puissent devenir omniprésents, qu'ils passent aux commandes de nos vies, devenant des déclencheurs de mort, devrait nous ramener à l'essentiel.

Pour le retrouver, il faut donc parfois s'arrêter. Faire en sorte que la pensée laisse place à ce vide si riche, cette vacuité, creuset de nos inspirations, source d'idées et d'émotions, source de plaisir et de vie.

Bien que trente rayons convergent au moyeu
C'est son vide médian qui fait avancer le char.
Les vases sont faits d'argile,
mais c'est du vide interne que dépend leur usage.
Une maison est percée de portes et de fenêtres,
mais c'est le vide encore qui permet l'habitat.
Ainsi, l'être a des aptitudes que le non-être emploie.

Lao Tseu